jeudi 30 avril 2020

Podcast #17 du 19 mars 2020 à propos de l'étude de Marseille

Anja Martini: Des expériences sont faites à Marseille avec un médicament contre le paludisme. Que pouvez-vous nous en dire?
 
Christian Drosten: La chloroquine est un médicament antipaludique bien connu, et qui n'est pas exempt d'effets secondaires. Nous savons depuis longtemps que la chloroquine agit contre l'ancien virus du SRAS en culture cellulaire. Et cela fonctionne non seulement contre le coronavirus du SRAS, mais aussi contre de nombreux autres virus similaires, comme les coronavirus. La question est, cela peut-il être utile aux patients? On n'a pas pu essayer cela avec l'ancien virus du SRAS car cette connaissance n'a eu lieu qu'après l'épidémie. Mais nous savons dans la recherche que ce n'est pas parce que vous voyez une action d'une substance contre un virus en culture cellulaire que vous pouvez simplement donner cette substance à un patient pour qu'il guérisse. C'est beaucoup, beaucoup plus compliqué. Le médicament doit pouvoir atteindre les poumons où se trouve le virus. Or, nous l'avalons et nous l'avons dans l'intestin ou alors nous le perfusons, et nous l'avons dans le sang. Mais les cellules des poumons, où le virus se réplique, doivent absorber cette substance. [...]
Néanmoins, la culture cellulaire est toujours la première étape dans la découverte de telles substances. [...]
Les virologues ont vu il y a près de 15 ans que la chloroquine pouvait agir. Vous regardez ce qui se passe lorsque vous infectez des cellules avec le virus, ajoutez certaines substances, puis mesurez la réplication du virus dans la culture cellulaire. Parfois, vous pouvez voir que la multiplication du virus diminue soudainement. Fondamentalement, ce n'est qu'une règle de base, mais fondamentalement, il est bon de trouver des substances efficaces dans la culture cellulaire, même dans la gamme nanomolaire basse. [...] Maintenant, bien sûr, la chloroquine est une substance disponible qui peut être essayée. Et cela vient d'être fait à Marseille par un groupe qui a reçu des patients. Et avec un tel essai clinique, la question est toujours: que nous dit cette publication maintenant? Et qu'est-ce qui a réellement été mesuré là-bas?
[...] Malgré toutes les images que nous voyons à la télévision, il faut préciser que la plupart des patients infectés par le virus du SRAS-2 guérissent d'eux-mêmes. [La plupart d'entre eux sans parcours difficile, sans intervention, en deux semaines environ.]
 

[Dans cette étude, on n'a pas tellement pris de cas graves]. Donc, ce que vous avez vu ici est un mélange de cas: des cas bénins, peu de cas graves, et même quelques cas asymptomatiques - on ne sait pas trop ce que ça veut dire. Dans de tels essais cliniques simples, [on a] un groupe témoin qui ne reçoit pas de traitement et un groupe qui reçoit un traitement. [...] Les patients des deux groupes doivent avoir le même âge, [...] la proportion de personnes légèrement et gravement malades doit être la même dans les deux groupes. Et la question suivante est: quel est le point final? que mesurons-nous maintenant? Quel est notre critère pour savoir si un médicament a fonctionné ou non? Ce que les auteurs de cette étude ont fait: ils ont mesuré la quantité de virus détectable chez ces patients. Voilà donc le critère. Il ne s'agit pas de l'issue clinique de la maladie, mais simplement d'une mesure de la charge virale.
En principe, nous avons maintenant décrit l'étude. Et maintenant, nous entrons dans la zone problématique. [...] La première chose qui a été faite, c'est que la constitution des groupes n'a pas été entièrement laissée au hasard. Ce n'était donc pas une étude randomisée en double aveugle, comme on dit. [Où ni patients ni cliniciens savent qui reçoit la substance]. Cela n'a pas été fait ici. [Ici on a constitué les groupes au fur et à mesure que les gens arrivaient. Il y a donc un groupe de patients de leur propre hôpital]. Et puis il y a d'autres patients qui ont été transférés d'un autre hôpital à qui on n'a tout simplement pas donné la substance parce qu'on n'en avait pas l'autorisation. Et il se trouve que ces groupes sont très différents. Les patients traités sont en moyenne plus âgés (51 ans) que les patients non traités (37 ans en moyenne). C'est une très grande différence. Il y avait également deux patients asymptomatiques chez les patients traités et quatre asymptomatiques chez les patients non traités. Asymptomatique signifie que les patients ne présentent aucun symptôme au moment de leur inclusion dans l'étude. Et vous devez y regarder à deux fois: qu'est-ce que cela signifie quand l'âge est si différent avec autant de patients différents? Cela peut signifier que la méthode de recrutement des patients est très différente qu'il [est plus ou moins facile] d'obtenir un test PCR dans un hôpital que dans un autre. Si c'est plus difficile dans un autre hôpital, alors les patients attendent plus longtemps, ils attendent d'être plus gravement malades. Et ils sont plus âgés en moyenne parce que les personnes âgées tombent plus gravement malades en moyenne.

Vous voyez déjà le serpent se mordre la queue, tout est lié.[...] Nous sommes actuellement dans une situation où il y a deux raisons très différentes d'admission à l'hôpital. Une des raisons est la nécessité d'isoler ceux qui sont infectés. Les patients ne sont donc pas du tout malades, mais le service de santé dit: Veuillez vous rendre à l'hôpital, car le virus est encore rare dans la population et nous voulons l'empêcher de se propager. Et l'autre raison est la maladie. Le patient est malade et a besoin d'un traitement. Ce sont des conditions de base très différentes, ce qui conduit au fait que les patients sont vus à des jours différents. Et [dans cette étude], si vous regardez les symptômes, on voit qu'une sélection des patients a eu lieu. Je réexplique: [On a monté l'étude de telle sorte à faire croire] que le groupe traité avait des conditions de départ pires que le groupe non traité, afin de pouvoir dire: voyez, nous avons traité ici un groupe de patients qui avaient des conditions de départ pires, parce qu'ils sont plus gravement malades, parce qu'ils sont plus âgés et ainsi de suite [...] c'est ainsi que cela est présenté ici: ceux traités sont plus âgés et aussi moins asymptomatiques que dans la cohorte.

Mais il y a un grand mais. Et vous devez en savoir un peu plus sur les patients atteints de cette maladie pour comprendre cela. Et je suis sûr que de nombreux cliniciens qui liront cette étude, ou même des professionnels non médicaux penseront que c'est un très gros message, un très grand message d'espoir avec cette chloroquine. Le gros problème dans cette étude, et c'est la temporalité: à quel jour mesurons-nous si le virus a disparu? Et quel moment choisissons-nous pour faire entrer les patients dans l'étude et à quel moment ils en sortent?


Ici nous avons deux groupes de patients différents, avec des âges très différents: 51 contre 37 ans. Cela m'incite à y regarder de plus près: pourquoi il y a cette différence d'âge? Et puis il n'y a que deux asymptomatiques dans le groupe traité, et dans le groupe non traité, il y a quatre asymptomatiques, alors je me dis que le groupe traité est en fait déjà plus avancé dans la maladie.[...] Cela signifie que nous comparons des pommes avec des poires dans cette étude. Et nous avons ici un problème supplémentaire: ce qui est mesuré ici, c'est la concentration du virus non pas dans les poumons où la maladie survient, mais dans la gorge. Tout au long de l'étude, le virus n'est pas mesuré dans les poumons, mais dans la gorge. Et c'est la plus grande erreur dans cette étude. Nous avons une description très précise d'une cohorte de patients non traités parmi les patients munichois. Et dans le groupe de Munich, nous avons vu comment la concentration de virus dans la gorge et  dans les poumons se comporte au fil du temps. Et nous pouvons dire qu'au début de la maladie, le virus est dans la gorge et qu'il disparaît de lui-même pendant - disons - les dix premiers jours de la maladie. Après cela, de nombreux patients n'ont plus ou peu de virus dans la gorge. Mais cela ne préjuge en rien du comportement du virus dans les poumons, [où il se réplique beaucoup], surtout dans les cas graves. Et nous pouvons également dire que ce que le patient a dans la gorge n'a rien à voir avec la façon dont la maladie évolue ensuite cliniquement. Donc, ce qui est mesuré dans toute cette étude clinique n'a rien à voir avec l'issue de la maladie, ou les symptômes, mais n'est qu'un indicateur sur la façon dont la maladie débute. Pour tous les patients, la concentration du virus diminue au cours de la première semaine, [donc si le groupe traité est plus avancé dans la maladie que le groupe non traité, c'est dans la nature des choses qu'il élimine plus rapidement le virus de la gorge]. Que cela soit dû au fait qu'ils soient traités, cela ne peut pas du tout être dit dans cette étude. Il  en aurait de même si on ne leur avait pas donné de la chloroquine, mais une pilule contre les maux de tête.

Anja Martini: Cela signifie donc que nous devons simplement attendre un nouveau médicament. Il n'y a pas encore grand chose en vue. 


Christian Drosten: [...] je ne veux pas dire maintenant que la chloroquine ne fonctionne pas, [mais on ne peux rien dire à partir de cette étude, à partir de la façon dont elle a été faite]. Des cliniciens de toute l'Allemagne et peut-être du monde entier examineront cette étude et en discuteront, et beaucoup le feront avec peu de connaissances sur l'évolution de la maladie [et vont penser que] c'est totalement convaincant.